Inlassable militant de la coopération et de la coproduction nord-sud, Jean-Louis Guigou président-fondateur de l'lpemed (Institut de prospective économique du monde méditerranéen) revient ici sur les fondamentaux de sa vison des « quartiers d'orange » Afrique-Méditerranée-Europe, et du formidable potentiel de complémentarité entre les économies européennes et africaines.
Son projet, qui vise à dépasser le seul horizon du commerce, promeut la coproduction entre les deux continents. La création d'une fondation internationale, La Verticale Afrique-Méditerranée-Europe (AME), pourrait aider à le concrétiser.
En 1974, à l'ONU, Boumediene avait prévenu : « Un jour, des millions d'hommes quitteront l'hémisphère Sud pour aller dans l'hémisphère Nord. Et ils n'iront pas là-bas en tant qu'amis. Parce qu'ils iront là-bas pour le conquérir. » Avec les inconséquences de la politique occidentale vis-à-vis des pays arabes et le terrible réchauffement climatique prévisible en Méditerranée, le pire est devant nous. Ce ne sont pas des centaines de milliers de réfugiés qui vont affluer, mais bien des millions.
L'Europe, trop longtemps absorbée par ses problèmes d'intégration interne et d'élargissement à l'Est, trop longtemps attirée par les marchés américains et chinois, n'a pas vu venir les menaces et les opportunités que constitue son Sud. Les menaces sont connues et les médias ferment l'horizon de la réflexion. Or les opportunités existent en grand nombre. La proximité et la complémentarité de nos économies européennes, arabes et africaines sont des atouts inestimables. Les pays du Nord, développés et vieillissants, sont menacés de stagnation séculaire alors que les pays arabes et africains sont jeunes et en croissance, mais eux-mêmes affaiblis par les économies de rente et de corruption.
Pour un New Deal Europe-Afrique
Profitant de la troisième révolution industrielle (énergies renouvelables plus économie numérique, 1) ; profitant du changement du modèle de croissance chinois qui pourrait induire la délocalisation de 85 millions d'emplois (2) vers l'Afrique du Nord et l'Afrique subsaharienne, le moment est venu pour l'Europe de proposer un New Deal aux pays arabes et africains et ainsi d'abandonner le ronron de la politique de voisinage et des plats refroidis des accords de libre-échange même complets et approfondis.
La vision de la Méditerranée peut se transformer en quelques années. Une véritable Ruhr industrielle pourrait se dessiner sur le flanc sud de l'Europe avec le Canal de Suez rénové et élargi, enrichi de clusters, technopoles, zones franches, avec les réserves de gaz en Méditerranée de l'Égypte, de Chypre et du Liban, avec la puissante industrie turque qui regarde l'Afrique, avec la finance islamique qui ne connaît pas la crise.
Plutôt que de voir les Maghrébins, les Égyptiens et les Turcs et demain les Africains immigrer vers les industries manufacturières européennes, exigeantes en main d'œuvre et en énergie, c'est le mouvement inverse qu'il faut mettre en œuvre. À l'image des industriels japonais qui ont créé les Dragons et les Tigres du sud-est asiatique, à l'image des industriels allemands qui ont stabilisé et contribuent à développer 120 millions d'habitants des pays de l'Europe centrale et orientale, à l'image de ce que font les Américains avec les implantations industrielles au Mexique, l'Europe industrielle doit mettre en œuvre un codéveloppement industriel avec en priorité les pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée (PSEM) et par la suite des pays africains.
La connexion en marche entre « l'Afrique blanche » et « l'Afrique Noire »
Investir dans les innovations et la qualité au Nord et faire produire au Sud qui est riche en énergie et en main d'œuvre de qualité, est un scénario gagnant-gagnant. Les Chinois sont déjà à la manœuvre avec leurs implantations en Algérie, en Égypte, en Turquie et en Grèce. Ils bâtissent pour leur compte cette Ruhr industrielle du XXIe siècle, prenant appui sur le Maghreb (90 millions d'habitants), l'Égypte (90 millions d'habitants) et la Turquie (90 millions d'habitants). La seule façon durable et efficace de lutter contre Daech, c'est bien de créer des emplois pour les jeunes arabes et africains. C'est aussi de trouver une solution au conflit israélo-palestinien, et cela passe par une Union européenne capable d'une vision stratégique autonome sur son voisinage.
Depuis 2002, l'Afrique décolle, et les pays du Nord de l'Afrique, de Tanger à Suez, deviennent l'interface pour intégrer les économies africaines dans le grand quartier d'orange « Afrique-Méditerranée-Europe ». Le Maroc est déjà un acteur majeur en Afrique ; l'Égypte est depuis juillet 2015 intégrée dans l'une des plus grandes régions de libre échange du monde - la tripartite - qui va du Caire à Johannesburg. Le Sahel est à « reconquérir » avec un maillage de routes et de chemins de fer comme les Américains ont conquis l'Ouest. Il s'agit de construire les autoroutes des Oasis, de transformer ceux-ci en pôle de développement, de faire protéger si nécessaire par l'armée, afin de créer des emplois pour les jeunes Touaregs.
Cette connexion de « l'Afrique blanche » et de « l'Afrique Noire » est une tendance lourde qui se construit à bas bruit. De nombreux camions traversent le désert partant d'Algérie, du Niger, du Mali ; des industries extractives sont en chantier, des programmes de chemins de fer joignent le Maghreb au Sud. Actuellement, les jeunes Touaregs ont un choix limité entre la marginalisation, le trafic de drogues et d'armes, le racket, la prostitution et le terrorisme. Rétablir la fonction d'échange, de transport et de commerce dans le Sahel pour y créer des activités économiques et touristiques doit être une priorité de l'Europe en partenariat avec les pays concernés.
L'AME, « La Verticale Afrique-Méditerranée-Europe », un projet de fondation internationale
Pour réussir cette intégration régionale en profondeur Afrique-Méditerranée-Europe par le redéploiement de l'appareil de production et pas seulement par le commerce, trois outils sont nécessaires.
Tout d'abord, une banque intercontinentale, telle que la BID pour assurer la mobilité des capitaux et la sécurisation des investissements. La BERD et la BEI sont trop européennes ; la Banque mondiale trop américaine ; la BAD trop africaine et les banques islamiques trop arabes. Ces instruments sont inadaptés. Ensuite, une Fondation intercontinentale, à l'image de la CEPAL (40 millions d'euros par an et 700 chercheurs) et l'ERIA en Asie (15 laboratoires et 30 millions d'euros par an).
Tel est mon projet de Fondation internationale « La Verticale Afrique-Méditerranée-Europe (AME) » pour être le creuset économique et politique de l'intégration des deux continents, avec la Méditerranée comme interface.
L'intégration en profondeur de ces grandes régions Nord/Sud intercontinentales se réalise par la coproduction. Une telle expansion géographique des chaînes de valeur consiste en un partage de la valeur ajoutée et un transfert de technologie. Le client devient partenaire. Il ne s'agit plus de conquérir des parts de marché mais de coproduire, ce qui change fondamentalement les relations économiques.
Ce pari de l'intégration par l'économie est gagnable. En quelques décennies, nous pouvons assurer aux 500 millions d'Européens, aux 500 millions de Méditerranéens et aux 2 milliards d'Africains en 2050, un siècle de croissance. Les chefs d'entreprise sont déjà investis dans cette stratégie. En majorité, les grands groupes retiennent comme découpage mondial la région EMEA (Euro/Middle-East/Africa). Ce sont les politiques qui traînent les pieds, embourbés dans le court-termisme, parce qu'ils n'ont pas de vision d'avenir.
Face à l'importance et l'urgence de la mise en œuvre de cette stratégie européenne vis-à-vis du Sud, on voit à quel point le débat public français sur l'immigration, l'identité ou les accords politiciens est un recroquevillement ridicule sur le court-terme et une cécité sur cette grande région qui fera l'Europe de demain.
Source de l'aticle La Tribune
1 - Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle, Les Liens qui Libèrent, 2012
2 - Célestin MONGA, Justin Yifu LIN, Oxford Handbook of Africa and Economics: Policies and Practices edited, 2015.
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