"L'Europe est depuis des siècles un peu musulmane"


C'est ce que raconte Jocelyne Dakhlia, spécialiste du Maghreb, dans un ouvrage collectif intitulé "Les musulmans dans l'histoire de l'Europe".

Jocelyne Dakhlia a dirigé un ouvrage collectif sur l'histoire des musulmans en Europe publié chez Albin Michel.
Jocelyne Dakhlia a dirigé un ouvrage collectif sur l'histoire
des musulmans en Europe publié chez Albin Michel.
 © Albin Michel
Contrairement aux idées reçues, les musulmans ont toujours été présents en Europe, et d'abord du fait de la guerre de course et de l'esclavage. C'est ce que nous explique Jocelyne Dakhlia, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, dans un formidable ouvrage collectif publié en deux tomes chez Albin Michel et intitulé Les musulmans dans l'histoire de l'Europe. Le Point.fr a interviewé cette spécialiste du Maghreb.

Le Point.fr : Avec Les musulmans dans l'histoire de l'Europe (Albin Michel), qu'avez-vous voulu montrer ? Que nous sommes tous un peu des musulmans ?
Jocelyne Dakhlia : Peut-être. Longtemps, on a résumé les relations entre l'Europe et l'islam à la colonisation, comme si tout s'était joué au XIXe siècle. Mais c'est oublier qu'il y a toujours eu des relations entre les deux côtés de la Méditerranée et que des dizaines, voire des centaines de milliers de musulmans ont vécu en Europe bien avant les vagues migratoires du XXe siècle. En fait, contrairement à la thèse de l'historien Henri Pirenne selon laquelle l'expansion musulmane aurait fermé la Méditerranée et ainsi permis à l'Europe de se construire, thèse reprise par Samuel Huntington et son Choc des civilisations, il y a toujours eu des contacts entre le Nord chrétien et le Sud musulman. C'est particulièrement vrai à partir du XVIe siècle, une fois que l'Europe a renoncé aux croisades et que s'est développée la guerre de course.

Drôles de rapports, fondés sur la guerre et l'esclavage ?
Certes, mais ces contacts ont eu une grande importance dans l'histoire des représentations. La guerre de course qui va opposer les "Barbaresques" aux Européens pendant plusieurs siècles crée une économie de l'esclavage qui bénéficie aux deux partis. Les grands marchés d'esclaves se trouvent alors un peu partout en Méditerranée, à Alger et Tripoli, bien sûr, mais aussi à Livourne, Naples, Venise, La Valette, etc. À partir du Moyen Âge, de très nombreuses femmes musulmanes vont ainsi être utilisées comme domestiques en Italie et en Espagne. En France, Colbert va acheter des esclaves musulmans pour les galères du roi.

La religion joue-t-elle un rôle ?
Non. On cherche des bras. Il s'agit ici d'économie. D'ailleurs, le statut des galériens était régi par des accords diplomatiques : ils pouvaient être rachetés ou échangés. En principe, ils bénéficiaient de la liberté de culte. On a ainsi retrouvé des traces de mosquées de galériens à Marseille, et à Villefranche-sur-Mer. Cela étant, la présence musulmane ne se limite pas aux esclaves. Il existe au XVI et au XVIIe siècle des flux d'émigration : des tribus entières ont passé le détroit de Gibraltar pour s'installer notamment au Portugal. On trouve aussi en Europe des réfugiés politiques.

De combien de personnes s'agit-il ?
Plusieurs milliers, rien qu'en France. On a pu reconstituer des destins étonnants, comme ce galérien évadé à Antibes qui, baptisé à Lyon, se retrouve marié en Bretagne avec une femme du cru. Les registres des baptêmes sont une bonne source d'informations : l'Église aime convertir des musulmans. Elle organise même régulièrement des cérémonies à grand spectacle, censées marquer la victoire de la vraie foi sur l'infidèle.

Quelle est l'image de ce musulman "christianisé" ?
Elle est très contrastée. D'un côté, le musulman, c'est le "Turc" avec un grand turban. On dit que c'est un sodomite qui aime les jeunes garçons et qui menace les femmes. Mais en réalité, il s'agit plutôt d'une minorité très discrète, on peut même dire "invisible", souvent d'ailleurs confondue avec les juifs. À Marseille, les galériens font partie du paysage urbain. Ils restent à quai pendant l'hiver, font de petits métiers, travaillent dans les savonneries... En Italie, les esclaves publics travaillent pour la voirie... En Angleterre, nombre d'entre eux sont des artistes de rue. Et il existe des chansons vantant leurs exploits...

Mais on les méprise ?
Ce n'est qu'au XIXe siècle avec la colonisation que s'installera vraiment le mépris. Jusqu'à l'époque moderne, le sentiment qui domine chez les Européens, c'est la peur. Rappelez-vous qu'en 1627, les Algériens organisent un raid jusqu'en Islande, d'où ils ramènent 400 captifs. Ils font la même chose en Irlande et sur les côtes anglaises. C'est une force avec laquelle il faut compter. François Ier recherche d'ailleurs l'alliance avec les Turcs ; l'Angleterre essaie d'obtenir le soutien du Maroc contre l'Espagne.

C'est la gloire du Grand Turc...
Oui, au XVIe comme au XVIIe siècle, on admire l'Empire ottoman, son administration et sa force militaire. Et autant peut-être que les chrétiens orientaux ou les juifs, les musulmans sont des médiateurs culturels. À Tunis, au XVIIe siècle, on trouve à acheter des livres en alphabet latin. Ce ne sont pas des mondes si différents sur le plan de la curiosité scientifique et intellectuelle.

Vous montrez d'ailleurs que le monde musulman peut se révéler une terre d'opportunités pour les Européens.
Oui, car les musulmans faisaient aussi appel à des Européens libres qui trouvaient en l'islam des possibilités d'ascension sociale remarquables. La réciproque n'était pas vraie en Europe. Les sociétés musulmanes n'étaient pas fondées sur le sang et le lignage au même degré que celles de l'Ancien Régime en Europe. On peut ainsi dire qu'au XVIe et au XVIIe siècle le monde islamique était une terre d'émigration comme le Canada aujourd'hui.

Quand le sentiment de supériorité de l'Europe commence-t-il vraiment ?
Les Lumières notamment stigmatisent la tyrannie du Grand Turc. La colonisation et le romantisme font le reste. Mais même après la décolonisation, dans les années 1960-1970, on parle encore en Europe de l'islam comme d'une religion fataliste. Cela va de pair avec l'idée du sous-développement. Avec le 11 septembre 2001, le ton a bien changé. C'est la peur qui domine de nouveau, et avec elle l'islamophobie, même chez certains universitaires.

Vous espérez avec ce livre créer des ponts entre les deux communautés ?
Vous saviez que la langue maltaise était arabe à la base ? Et que l'islamisation de la Bosnie, par exemple, a commencé avant la conquête ottomane ? Il existe aussi une "ottomanicité" de la Grèce, aujourd'hui oubliée. Nous vivons beaucoup sur des clichés, et la nuance n'intéresse personne. Mais c'est notre rôle à nous, universitaires, de refuser le tout noir ou le tout blanc. Et de chercher à rétablir la vérité. Et si ce livre peut y aider, tant mieux, c'est son objectif.

Les musulmans dans l'histoire de l'Europe. Passages et contacts en Méditerranée, Albin Michel, Tome 2, 700 pages, 29 euros. Ouvrage coordonné par Jocelyne Dakhlia et Wolfgang Kaiser.

Les musulmans dans l'histoire de l'Europe. Une intégration invisible, Albin Michel, Tome 1, 2011. Ouvrage coordonné par Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent
Source de l’article Le Point

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