À la fin de l'année 2012, le cinéma a
été mis à l'honneur au Maroc: la 21 ème édition des Semaines du film européen a
accueilli 12 000 spectateurs entre Casablanca et Rabat et la ville ocre a
rassemblé le gotha du septième art pour le festival international du film de
Marrakech.
Sans oublier les Assises nationales du Cinéma, qui se sont tenues en
octobre dans la capitale, en présence du ministre de la Communication, du
président de Centre cinématographique Marocain (CCM) et plus de 300
professionnels du secteur, Marocains et étrangers.
À
première vue le cinéma marocain se porte bien. En effet, le CCM avance des
chiffres porteurs: une trentaine de festivals annuels, 25 long-métrages
produits, une dizaine de films étrangers tournés dans le pays grâce au centre
de production basé à Ouarzazate (ce dernier générerait plus de 120 millions de
dollars par an...). Le Maroc obtient ainsi la seconde place du continent,
derrière l'Afrique du Sud, et ambitionne d'étendre son leadership en mettant en
place une stratégie « d'économie du cinéma ». C'est notamment la volonté du roi
Mohammed VI, qui a indiqué vouloir soutenir la rédaction d'un livre blanc afin
d'élaborer un plan de mise à niveau globale.
Mais
cette apparente vitalité du cinéma marocain dissimule un état des lieux tout
autre : peu à peu les salles de cinéma disparaissent du pays. Si la production
maintient un cap satisfaisant, c'est à l'autre bout de la chaîne, la
distribution et l'exploitation, que le bât blesse. Plusieurs facteurs sont en
cause : le piratage, le monopole de la distribution détenu par les multiplexes,
les chaînes satellitaires, les taxes importantes pesant sur les exploitants de
salles...
Alors
que dans les années 80 on comptait 280 salles de cinéma et 40 millions
d'entrées, aujourd'hui, moins de quarante salles -hors multiplexes- restent
ouvertes pour 2 millions de spectateurs (à titre informatif la France compte
plus de 5000 salles). Stopper cette hémorragie est loin d'être facile dans un
pays où la culture n'est pas perçue comme une priorité, et encore moins comme
un secteur rentable.
Pourtant,
les Marocains et le cinéma ont connu une histoire d'amour pendant l'âge d'or de
Casablanca. Nombreux sont les Casablancais (en particulier les quinquagénaires)
qui vous racontent, avec un brin de nostalgie dans la voix et des étincelles
dans le regard, l'importance du cinéma dans leur enfance et leur adolescence.
Chaque dimanche, tenue chic exigée, ils se précipitaient dans les salles de la
ville blanche pour découvrir westerns, péplums ou encore documentaires de la
série « Connaissance du monde » avec avidité.
Les
Marocains avaient alors une véritable culture cinéphile, et les films étaient
pour eux une fenêtre sur le monde. Les ciné-clubs étaient bondés et les
cinémas, dont certains sont des bijoux d'architecture Art déco, étaient des
lieux de rencontres, d'échanges et de brassages mêlant générations et classes
sociales.
Aujourd'hui
on est bien loin du Cinema Paradiso... Le multiplexe Megarama fait presque la
moitié des recettes des salles du Royaume, diffuse surtout des blockbusters
américains et demeure le lieu de sortie pour la jeunesse dorée (le prix des
places variant entre 30 et 60 dirhams), sans considération réelle pour la
programmation. Les salles qui restent en centre ville ont souvent mauvaise
réputation, et sont vues par certains comme des lieux de débauche...
C'est
ce que déplore Hassan Belkady, exploitant de trois salles de cinéma à
Casablanca: le Rif, l'ABC et le Ritz. Ce dentiste diplômé aux États-Unis est
tombé dans la marmite du cinéma tout petit puisque ses parents étaient déjà des
passionnés et exploitants de salles dans les années soixante. Sur ses fonds
propres il a racheté plusieurs salles pour les rénover et emploie 30 salariés.
Mais ce combat d'une vie est ardu et il se sent parfois seul face à l'ampleur
de la tâche : « En tant qu'exploitant indépendant, le problème numéro un est la
lourdeur de l'imposition : les taxes parafiscales de 12,5% étaient déjà
difficiles à supporter et la loi des finances de 2012 les a supprimées pour
instaurer à la place la TVA à 20% ».
Sans
compter qu'avec la disparition des bandes 35 millimètres du
marché, l'étau se resserre... « Le cahier des charges imposé par l'État pour
obtenir une aide à la transition numérique (1 million de dirhams soit environ
90.000 euros) est quasi-mission impossible pour les petites salles : il faut
installer la climatisation pour la cabine de projection et l'équipement pour le
son dolby digital, en plus des charges courantes que nous devons assumer chaque
mois. En bref, les coûts d'investissements reviendraient au double de la
subvention accordée ».
Endettés
et incapables de rembourser leurs créances, les exploitants sont au pied du
mur. Le plan prévu par le Fonds dédié à la numérisation afin d'aider dix salles
par an paraît donc largement compromis.
Cinema Mauritania |
Les
salles historiques de cinéma pourraient donc disparaître totalement du paysage
marocain. Depuis plusieurs années elles sont les proies de promoteurs
immobiliers qui veulent les raser pour construire surfaces commerciales ou
immeubles sans que l'État s'émeuve de ce phénomène. Mais ce fatalisme n'est pas
au goût de Tarik Mounim, fondateur de l'Association Save cinemas in Morocco1.
Ce jeune acteur franco-marocain a décidé de lutter contre la disparition d'un
pan du patrimoine culturel du pays. Il faut dire que la situation est
dramatique avec plus de dix salles qui disparaissent chaque année. Certaines
villes comme Mohammedia, El Jadida, Ouarzazate et Agadir n'ont plus aucune
salle. Même si dans cette dernière la construction d'un Megarama est prévue,
les amoureux du Cinéma Rialto ont été profondément bouleversés après l’annonce
de la fermeture de la dernière salle de la ville en juillet dernier. Comble de
l'ironie, la capitale du Souss accueille trois festivals de cinéma et n'a
désormais plus aucune salle de projection!
Save
cinemas in Morocco a donc été crée pour sauvegarder les salles de cinéma
historiques du pays. Ce sursaut est né après une prise de conscience brutale de
Tarik Mounim: «En 2007 alors que j'étais en tournage à Tetouan, j'ai joué une
scène dans un cinéma-théâtre espagnol. Cet établissement est sans conteste l’un
des plus beaux cinémas du pays et il était alors en état d'abandon avancé. Cela
a été comme un électrochoc. Je me suis dit qu'il fallait réagir et sauver notre
patrimoine». Sans aucune aide financière, le jeune homme fonde l'association
qui regroupe désormais quelques 300 membres. Ces derniers sont en grande
majorité des jeunes très dynamiques et aguerris à communiquer via les réseaux
sociaux, d'où le succès de leur page Facebook qui compte plus de 6000 fans.
L’association
fournit un véritable travail de fond en dressant un état des lieux chiffrés, à
l'inverse des instances publiques qui ont tendance à masquer la réalité. Très
remonté à l'égard du CCM, Tarik Mounim estime que l'institution est en décalage
complet avec les besoins culturels de la société marocaine. Il est vrai que
malgré son engagement notable, Save cinemas in Morocco n'a jamais reçu un
centime de fonds publics, sans compter que leur nombreux appels, ne seraient-ce
que pour être reçus par les dirigeants du CCM, sont restés vains. Loin de se
décourager, l’association poursuit son action grâce aux soutiens de certains
acteurs connus et a même lancé un partenariat avec une association tunisienne
pour des actions communes en 2013.
La
question des salles de cinémas au Maroc va au-delà de la simple question
d'infrastructures culturelles. Elle pose la problématique plus vaste du rapport
à la culture et de son rôle au sein de la société. Aujourd'hui, rien n'est fait
pour sensibiliser les citoyens aux droits d'auteurs ou à la propriété
intellectuelle, et le piratage prospère à hauteur de 22 millions d'euros
annuels. Des actions existent mais elles sont souvent menées par les centres
culturels étrangers, comme l'Institut français. A titre d’exemple on peut citer
les séances de cinéma art et essai chaque semaine et les dispositifs pour faire
découvrir le cinéma en milieu scolaire (« ciné junior » et « collège au cinéma
»). A Casablanca les films sont projetés dans des salles indépendantes afin de
préserver une culture cinéphile et une programmation de qualité.
Mais
pour la société civile c'est d'abord aux autorités marocaines de réagir à la
situation. En effet, comment peut-on favoriser chez les Marocains une appropriation
de leur patrimoine si les uniques sources de soutien proviennent d'ailleurs?
Dans
une interview à La Chaise rouge2, le réalisateur du très populaire Casanegra,
Nour-Eddine Lakhmari, posa des mots très justes: «Le Marocain a besoin de ses
propres films, de se poser les bonnes questions sur lui-même, de se voir à
l'écran, d'écouter sa propre langue -darija ou berbère-. On a besoin de voir
nos propres problèmes, notre propre société, notre rue... Or, aujourd’hui, le
besoin du Marocain vient toujours d'ailleurs. Il faut créer et produire pour
être un bon citoyen. L'art, la culture, sont un moyen pour s'aimer, avancer et
se réconcilier avec son identité ».
Le
cinéma répond justement à ce besoin fondamental d’images. Mais jusqu'à preuve
du contraire, on ne fait pas de cinéma sans salles de cinéma...
Par Marianne Roux-Bouzidi – source de l’articleBabelmed
1.
Le site internet de l’association http://www.savecinemasinmarocco.com
2.
La vidéo de l’interview est disponible sur
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