Entretien avec Delphine Borione, secrétaire générale adjointe de l’Union pour la Méditérannée
Si plusieurs politiques ont été mises en place pour promouvoir la situation des femmes et des jeunes dans les pays de la Méditerranée, il n’en demeure pas moins que cette question reste confrontée à de multiples obstacles. «Femmes pour la Méditerranée: Moteur de stabilité et de développement», c’est le thème de la rencontre qui s’est déroulée à Skhirat en milieu de semaine. Un événement qui a réuni une pléiade de personnalités œuvrant pour l’amélioration du rôle de la femme et des jeunes dans les pays du contour de la Méditerranée. C’est dans ce cadre que nous sommes allés à la rencontre de Delphine Borione, secrétaire générale adjointe de l’Union pour la Méditerranée.
ALM : La budgétisation sensible au genre est l’un des facteurs introduits par les instances internationales et appliqué par la suite par le Maroc. Pensez-vous que cet aspect soit suffisant pour l’autonomisation des femmes ?
Delphine Borione : Promouvoir l’autonomisation des femmes est un concept très large, qui vise à promouvoir la participation pleine et entière des femmes au devenir de leur société, ce qui implique aussi la réalisation effective de l’égalité homme-femme. La budgétisation sensible au genre a pour objectif d’incorporer une perspective de genre à tous les niveaux du processus budgétaire, que ce soit au niveau des recettes ou des dépenses dans le but de promouvoir l’égalité des genres.
Cette mesure est donc un outil, pas suffisant certes, car elle doit être accompagnée par d’autres actions, mais extrêmement utile. La budgétisation sensible au genre fait partie de ce qu’on appelle le «gender mainstreaming» qui implique la prise en compte systématique de l’égalité homme-femme dans l’élaboration et la mise en place des politiques publiques. Cela favorise indéniablement la participation des femmes dans la vie publique et économique et génère ainsi un impact positif pour nos sociétés. Pour s’assurer de l’efficacité de ces mesures, il est indispensable d’en évaluer les effets. Ce suivi requiert non seulement l’attention de l’ensemble des acteurs mais aussi l’utilisation d’instruments de mesure et nouveaux outils. Le Maroc a eu une politique très volontariste concernant la mise en place de cette budgétisation sensible au genre, notamment sous l’impulsion de M. Mohamed Chafiki (NDRL: Directeur des études et des prévisions financières au ministère de l’économie et des finances) qui a eu un rôle actif dans sa diffusion qui inspire aussi aujourd’hui d’autres pays méditerranéens. Je tiens aussi à féliciter le Maroc pour la mise en place d’autres instruments tels que la stratégie pour l’égalité des genres dans l’administration et le plan gouvernemental pour l’égalité IKRAM.
Les femmes sont la tranche de la population la plus sujette au chômage et à la pauvreté. Quelles sont les mesures que l’UPM a prises à ce sujet, notamment en matière de coopération avec les Etats ?
L’Union pour la Méditerranée, dirigée par M. Fathallah Sijilmassi, secrétaire géneral, a pour objectif principal de renforcer la coopération et l’intégration régionales. Elle articule son action autour de trois grandes priorités: la croissance inclusive et l’employabilité des jeunes, la question du renforcement du rôle des femmes et enfin, le développement durable et le développement des infrastructures.
Nous agissons comme cadre de dialogue politique et d’échange d’idées, d’expériences et de meilleures pratiques entre les gouvernements, les institutions internationales clés et les structures de coopération. L’UpM fournit ainsi une plate-forme unique pour formuler les priorités régionales et décider d’initiatives de coopération spécifiques à mettre en place.
La question que vous posez s’inscrit au carrefour de ces priorités. Nous aurons d’ailleurs une réunion ministérielle de l’Union pour la Méditerranée sur l’emploi et le travail la semaine prochaine en Jordanie.
À travers l’initiative «Med4jobs» (Méditerranée pour l’emploi), nous avons mis l’accent sur la question de l’emploi et en particulier l’emploi des femmes et des jeunes. Cette initiative recouvre trois dimensions. Elle s’attache à promouvoir la formation et développer l’employabilité des jeunes. En effet, chaque année 2,8 millions de jeunes intègrent le marché du travail. Le deuxième axe est de travailler à la création d’un environnement favorable aux entreprises pour qu’elles puissent créer davantage d’emplois et répondre ainsi à cette forte pression sur le marché du travail. Enfin, il est indispensable de coordonner ces deux facteurs et c’est pourquoi nous travaillons sur l’intermédiation, c’est-à-dire la mise en relation entre l’offre et la demande d’emplois.
L’UpM a plusieurs programmes et actions concrètes à cet égard. Je citerais le projet « Génération entrepreneurs » qui vise à favoriser l’entrepreneuriat à plusieurs niveaux, de l’enseignement commercial de base dans les écoles primaires et secondaires à la formation pratique portant sur la création d’entreprises. Un autre projet, «HOMERe», promeut les stages de formation professionnelle en entreprise à l’échelle internationale afin de faciliter le passage de l’université au marché du travail ainsi que l’accès à l’emploi pour les diplômés très prometteurs. En matière de formation professionnelle nous pouvons également citer le réseau méditerranéen Nouvelle Chance qui vise à offrir à des jeunes qui ont quitté à la fois le système éducatif et le marché du travail des stages d’insertion avec un accompagnement personnalisé.
Nous avons également des projets spécialement consacrés à la participation des femmes à la vie économique. L’Association des femmes chefs d’entreprises du Maroc, AFEM, est ainsi notre partenaire pour deux projets qui visent à créer un environnement favorable à l’entrepreneuriat féminin. L’un s’appelle «Jeunes femmes créatrices d’emploi» qui vise à accompagner de jeunes étudiantes universitaires en fin d’études désireuses de créer leurs entreprises en leur proposant des formations et du mentoring et en les assistant dans la recherche de financement. Un autre projet phare consacré à l’entrepreneuriat féminin est promu par l’ONUDI et prône une approche intégrée pour soutenir cet entrepreneuriat.
C’est donc tout un ensemble de projets et d’initiatives promus par l’Union pour la Méditerranée qui contribuent activement à améliorer l’emploi des jeunes, et notamment des jeunes femmes au Maroc et dans la région.
Justement comment développer davantage ce genre de projets au Maroc ?
Le développement de ce type de projets, de manière générale, est dépendant de deux facteurs : humain et financier. En effet, il est indispensable qu’il y ait des acteurs engagés et impliqués pour mettre en œuvre ces projets mais également des financements disponibles. Nous essayons d’obtenir ces financements auprès des partenaires financiers internationaux, d’organisations internationales mais également auprès des acteurs privés, tels que l’OCP au Maroc, qui est un important partenaire pour notre projet Nouvelle Chance. Plusieurs Etats financent aussi nos projets sur les femmes, en particulier la France, la Norvège, l’Italie et Monaco.
Les pays du contour de la Méditerranée sont confrontés à plusieurs problèmes et de nombreux défis parmi lesquels la migration, l’environnement… Quel type de coopération avez-vous établi avec le Maroc à ce sujet ?
Sur les 45 projets qui ont déjà été «labellisés» et soutenus par l’UpM, 26 concernent le Maroc, ce qui est beaucoup.
Le Maroc est ainsi un partenaire essentiel face aux défis climatiques puisque le prochain grand rendez-vous international, la COP22, se tiendra à Marrakech. L’UpM a été très impliquée dans l’organisation de la Medcop Tanger qui s’est tenue au mois de juillet où nous avons notamment soutenu l’organisation d’un forum des jeunes, et nous le serons aussi à Marrakech pour la COP22. Notre coopération avec le Maroc touche aussi la création d’emploi, comme je le disais tout à l’heure, et la formation avec le secteur universitaire.
L’Université euro-méditerranéenne de Fès en est un très bel exemple. Il s’agit d’un des premiers projets labellisés par l’Union pour la Méditerranée que nous accompagnons depuis le début des travaux et nous nous réjouissons de son inauguration prochaine. C’est un projet emblématique car il embrasse finalement toutes les valeurs que l’UpM prône : la formation, la jeunesse, la mobilité des talents, le dialogue interculturel, le partage de connaissances et de la coopération dans les domaines de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
En outre, nous coopérons avec le Maroc en matière de développement urbain avec le projet labélisé par l’UpM de développement de la vallée du Bouregreg, dans le cadre de l’initiative Urban Planning Financing Initiative (UPFI).
Quels sont les projets que vous souhaiteriez développer avec le Maroc ?
Notre objectif est bien sûr qu’il y ait de plus en plus de projets consacrés à la jeunesse, à l’emploi, aux femmes, mais aussi au développement durable et à l’intégration régionale. C’est très important que les projets existants puissent être amplifiés et dupliqués dans les différents pays de la région.
Quel est selon vous le rôle du Maroc en tant qu’acteur régional pour la mise en marche de l’égalité hommes-femmes, notamment en matière d’égalité des salaires, d’opportunités d’emploi et des droits ?
Le Maroc et la Tunisie ont montré la voie dans la région. La révision du Code du statut personnel marocain de la famille, Moudawana, a été une étape très importante pour les Marocaines et les Marocains, puisqu’elle a permis non seulement la reconnaissance de l’égalité hommes-femmes mais a également entraîné la consécration de ce principe dans la Constitution de 2011. Cette reconnaissance législative et constitutionnelle a indéniablement mené à la mise en place de nouveaux mécanismes visant à garantir cette égalité à l’instar du plan IKRAM ou de la budgétisation sensible au genre dont vous parliez tout à l’heure. Ces exemples de mécanismes institutionnels sont très utiles pour faire progresser cette égalité dans les faits, et ont été aussi source d’inspiration dans les autres pays de la région. Je crois qu’il y a un vrai engagement de la part du Maroc et Sa Majesté joue un rôle très important dans la promotion de cette égalité en mettant notamment l’accent sur le fait qu’elle profite à l’ensemble de la société.
Quels sont les défis qui attendent les pays de la Méditerranée et comment les appréhendez-vous ?
Nous faisons aujourd’hui face à des défis multiples, qui touchent la région euro-méditerranéenne mais pas seulement. Tout d’abord sécuritaires, notamment liés au conflit qui fait rage en Syrie, aux difficultés que connaît la Libye et à la montée de la radicalisation. Il y a donc une véritable nécessité de promouvoir la tolérance et la coexistence face à des tensions identitaires exacerbées et aggravées par l’important chômage qui frappe les jeunes.
Sur la question du chômage, la prise de conscience est réelle mais elle doit se traduire par une action plus forte et concrète de la part de l’ensemble des acteurs mais surtout de la part des gouvernements et des institutions financières pour s’attaquer à ce mal dont l’une des causes est la situation économique difficile de la région.
Promouvoir l’emploi, c’est offrir des perspectives d’avenir à notre jeunesse. La protection de nos ressources naturelles, le développement durable et la lutte contre le changement climatique constituent également des enjeux clés qui répondent tous à un même objectif de stabilité et de développement.
A quelques jours des législatives, quel message voulez-vous passer pour une meilleure intégration des femmes dans le champ politique, qui sont souvent victimes de discours sexistes ou d’objétisation ?
Je répondrais bien sûr à titre personnel. Vous avez la chance d’avoir des élections prochainement. Pour la démocratie, il est indispensable que les femmes aillent voter, et qu’elles soient aussi bien représentées sur les listes en position éligible. C’est grâce à cette participation active que la situation des femmes pourra évoluer et s’améliorer. Il est nécessaire pour les femmes d’exercer pleinement les droits qui s’offrent à elles. Nous avons aussi besoin pour cela que tous, femmes et hommes, jouent un rôle plus actif au service de cette plus forte participation.
Je suis intimement convaincue de la nécessité d’impliquer davantage les hommes dans ce processus. Les bénéfices d’une plus grande égalité ne profiteront pas seulement aux femmes mais à l’ensemble de la société. Il est prouvé qu’une société qui garantit une plus grande participation aux femmes dans la vie économique bénéficie d’une meilleure croissance tout comme les entreprises qui comptent plus de femmes enregistrent de meilleurs résultats. Dans la vie politique, les femmes apportent un autre regard, souvent plus constructif et mesuré. Elles reflètent mieux la diversité du monde et apportent de nouvelles et multiples perspectives dont tous peuvent bénéficier.
Par Leila Ouchagour - Source de l'article Aujourd'hui Maroc
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