Un « appel pour un soutien international à la Tunisie » devait être lancé, jeudi 15 septembre à Paris, lors d’une rencontre organisée conjointement par le think tank tunisien Le Cercle Kheireddine, le Cercle des économistes et la Fondation prospective et innovation.
Signé par 150 personnalités, tunisiennes comme françaises, ce document exprime l’inquiétude grandissante en Tunisie face à la sensibilité des défis sociaux et économiques auxquels doit faire face le « berceau » des printemps arabes. Le texte exhorte la communauté internationale à honorer ses engagements passés à « soutenir la transition en Tunisie » à un moment critique où la « situation sécuritaire reste fragile » et « la situation économique s’est détériorée ». Les signataires évaluent à 20 milliards d’euros le montant du soutien international dont la Tunisie a besoin pour réaliser son plan de développement 2016-2020.
Dans un entretien au Monde Afrique, l’ancien ministre de l’industrie Afif Chelbi, président du conseil d’orientation du Cercle Kheireddine, l’un des organisateurs de la rencontre, estime qu’un tel soutien devrait permettre à la Tunisie de s’engager sur une transition« douce » et éviter ainsi des « réformes brutales » dont les « conséquences sociales » mettraient le pays « en péril ».
Vous appelez la communauté internationale à se mobiliser financièrement en faveur de la Tunisie. Pourquoi une telle urgence ?
Afif Chelbi : En général, dans les transitions démocratiques, il y a ce que les économistes appellent la « courbe en J ». Le changement est suivi d’une récession économique, car un nouveau système s’installe, puis la reprise intervient au bout de quelques années. Ce laps de temps peut osciller entre trois et cinq ans. Or, en Tunisie, cette reprise se fait toujours attendre alors qu’on entre dans la sixième année après la révolution de 2011. L’inversion de la courbe tarde à se produire. Le taux de croissance du PIB (produit intérieur brut) ne dépasse toujours pas 1 % tandis que les dépenses de l’Etat dérapent, avec une masse salariale de la fonction publique qui a doublé depuis 2010.
Dans ce contexte, il y a deux scénarios de sortie. Le premier est une sortie douce étalée dans le temps, lissée, sans mesures d’austérité drastiques comme en Grèce, mais avec un soutien international pour l’accompagner. A défaut de cette aide exceptionnelle, la Tunisie pourrait être condamnée à une sortie dure avec des réformes brutales dont les conséquences sociales et sécuritaires seraient non maîtrisables et mettraient le pays en péril.
Quelle pourrait être le montant de cette aide exceptionnelle ?
Le besoin de financement du plan de développement 2016-2020 proposé par le gouvernement tunisien est d’environ 60 milliards d’euros sur cinq ans. L’épargne nationale tunisienne pourrait prendre en charge 40 milliards d’euros. La communauté internationale pourrait assumer les 20 milliards restants. Cet investissement n’est pas très élevé – il n’équivaut qu’à 5 % du plan grec. Il permettrait à une Tunisie apaisée de mener ses réformes à un rythme socialement acceptable. Il faut rappeler ici que les promesses du G8 à Deauville en mai 2011 n’avaient pas été suivies d’effet [Le G8 avait alors promis 20 milliards de dollars à la Tunisie et à l’Egypte]. Tunis n’a eu que des crédits normaux, classiques. Quel est l’intérêt de la communauté internationale ? Intervenir en pompier après coup ? Ou en amont avec des coûts financiers et sociaux beaucoup plus faibles ?
Vous savez que les bailleurs de fonds étrangers se plaignent souvent de la bureaucratie tunisienne qui enlise bien des projets. Le taux de consommation de crédits déjà alloués est très faible…
On a un problème, c’est vrai. Depuis 2010, les effectifs de l’administration ont augmenté de 50 % et les salaires de la fonction publique de 100 %. Quand vous avez des effectifs croissant dans cette proportion, ce n’est pas simplement une question de masse salariale : les compétences partent. Or il faut des compétences pour que les réformes soient conduites. Nous avons aujourd’hui un vrai problème de mise en œuvre des réformes. Il y a deux choses qui se combinent : le sureffectif qui fait que, dans un contexte social tendu, dès que vous appuyez sur un bouton, vous avez une paralysie ; à cela s’ajoute la stigmatisation de l’administration pendant les premières années après la révolution qui a contribué à la paralysie des réformes.
Vous parlez des compétences. En quoi font-elles défaut à l’administration ?
Depuis les années 1982-1983, le taux de retour des Tunisiens diplômés des grandes écoles françaises est voisin de zéro, alors qu’il se situait autour de 70 % à la fin des années 1970. L’administration tunisienne est aujourd’hui démunie de ces compétences.
Dans ces conditions, comment réveiller l’intérêt pour la Tunisie ?
La Tunisie a plein d’atouts et c’est pourquoi l’investissement international y serait rentable. Nous accueillons déjà 3 200 petites et moyennes entreprises (PME) européennes, dont un millier de françaises. La Tunisie est, de loin, le pays du sud de la Méditerranée qui reçoit le plus de PME européennes. En termes d’exportations vers l’Union européenne (UE), on est à peu près au même niveau que le Maroc, en valeur absolue, alors que notre population est quatre fois moindre.
Nous sommes le pays du Sud le plus ouvert sur l’Europe. On est même plus ouvert sur l’UE que bien des pays des Vingt-Huit. Nos échanges sur l’Europe représentent près de 80 % des échanges totaux de la Tunisie. Donc on est un pays ouvert, un pays éduqué, un pays aussi où les entreprises savent bouger sur le plan international. Ces atouts sont nombreux, mais ils sont d’une certaine manière en veilleuse. Tout l’objectif du plan de développement 2016-2020, c’est de relancer nos entreprises, de relancer nos exportations et d’assurer le désenclavement de nos régions intérieures. Et la communauté internationale doit y contribuer. Il ne faut pas attendre que la Tunisie ait achevé sa transition pour l’aider alors qu’elle a justement besoin de cette aide pour réussir cette transition.
Par Frédéric Bobin - Source de l'article Le Monde
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