Méditerranée orientale : Permanences stratégiques et enjeux contemporains

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Dans le contexte actuel de maritimisation, quels enjeux déterminent la centralité de la Méditerranée orientale? Et comment s’expriment-ils?

Mare Nostrum ou Internum, «mère de toutes les mers», autant de qualificatifs empreints de possessivité décernés par des Méditerranéens fiers de leurs rivages… Au XIXe siècle, la «Méditerranée» devient même un concept(1), démontrant de la sorte une certaine universalité…

Par-delà les facteurs d’unité, on ne saurait occulter les spécificités des deux bassins séparés par le seuil siculo-tunisien. Il ne s’agit pas seulement de physiographie; ainsi, les effets de la coupure entre empires romains d’Occident et d’Orient se manifestent encore, notamment dans les Balkans. Le bassin levantin se révèle être particulièrement complexe et riche d’enjeux. Il est tout à la fois représentatif de constantes stratégiques ancrées dans la longue durée et totalement inséré dans les jeux de puissance contemporains.

Pour de nombreux analystes, qui recentrent leur discours sur le Pacifique – et même sa façade asiatique – la Méditerranée, pourtant première économie-monde(2), est reléguée aux oubliettes de l’Histoire.

Cependant, cette mer quasiment fermée est traversée par la plus importante route maritime mondiale et voit s’affronter des puissances globales soucieuses d’affirmer leur hégémonie. Dans le contexte actuel de maritimisation, quels enjeux déterminent sa centralité? Comment s’expriment-ils, à travers et au-delà des permanences stratégiques?

Base militaire russe de Tartous. 

Permanence des routes et nœuds stratégiques

Avant même la rivalité des thalassocraties grecques et phéniciennes, dès le XVIe siècle av. J.-C., la civilisation mycénienne a fondé son expansion sur le commerce et les flux d’artisans en Méditerranée orientale.

Depuis lors, la maîtrise des routes maritimes et des nœuds stratégiques y a forgé les relations entre puissances avérées et en devenir. Lesdites routes ont, de fait, peu varié. Malgré des axes transversaux comme celui menant de la mer Noire au littoral égyptien, le principal relie les colonnes d’Hercule à l’isthme de Suez. La permanence se manifeste aussi à travers le caractère quasi-immuable des points d’appui, qu’il s’agisse d’îles ou de ports.

Ainsi de celui de Tartous en Syrie, où ont été déployés des matériels russes de défense antiaérienne S-300. Outre la portée des missiles, l’efficacité de ce système d’arme repose sur ses capacités de surveillance et d’annihilation des sources de brouillage. Pour parfaire encore la sécurité et transformer cette station de ravitaillement et d’entretien rudimentaire en base permanente, l’installation d’un système complémentaire de lutte anti-sous-marine est prévue. Mais, bien avant de devenir une base logistique russe, le deuxième port de Syrie et un terminal pétrolier, Tortose a été un enjeu pour des conquérants comme Nur Al-Din ou Raymond de Toulouse…

La permanence stratégique se joue en outre au niveau des îles, qui constituent depuis l’Antiquité autant d’entités politiques plus ou moins indépendantes, à s’allier ou à assujettir pour des Etats soucieux d’assurer leur suprématie.

Le cas de Chypre est en cela significatif, car elle a été soumise à toutes les puissances maritimes qui ont dominé le Levant: Vénitiens, Ottomans, ou Britanniques. Bien que l’île soit un Etat souverain, le Royaume-Uni y possède encore deux bases militaires, Dikhelia et Akrotiri, au statut controversé, qu’il ouvre à l’armée américaine. Un projet de base russe a également été évoqué en 2015.

D’autres, comme Rhodes ou la Crète, n’ont pu s’assurer une indépendance durable, malgré des luttes incessantes jusqu’à l’époque contemporaine.

Gisement de gaz au large de Gaza. 

L’accès aux ressources énergétiques

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la territorialisation des espaces maritimes est devenue un enjeu stratégique majeur. Alors que les ressources terrestres non-renouvelables se raréfient, l’exploitation des eaux, des fonds marins et des sous-sols s’impose.

Cependant, la configuration de la Méditerranée orientale, avec son étroitesse et ses nombreuses îles, entraîne un chevauchement des Z.E.E. (zones économiques exclusives), qui aggrave les tensions interétatiques.

Si le contentieux sur le partage de l’Egée naît avec l’indépendance de la Grèce, la question chypriote semble s’embraser en 1974. Mais, au-delà des nationalismes, la crise trouve son catalyseur dans les conceptions juridiques différentes qui permettent de délimiter le plateau continental, et légitiment donc l’exploitation des ressources minérales par l’un ou l’autre Etat. Tout cela alors que les tensions accrues sur les marchés de l’énergie ont déjà provoqué un choc pétrolier…

Depuis lors, la découverte d’importants gisements d’hydrocarbures a suscité des revendications antagonistes, par exemple libanaises et israéliennes sur le gigantesque gisement du Léviathan. Or, l’exercice des droits de souveraineté peut assurer l’indépendance nationale ou, au contraire, provoquer le resserrement d’un étau géopolitique… C’est le cas des champs gaziers découverts en l’an 2000 au large de Gaza et qui ne sont toujours pas exploités malgré leur grande accessibilité. Si Israël entend assurer sa sécurité en évitant que les revenus ne profitent au Hamas, il impose in fine d’autres conditions, comme le raccordement au port d’Ashkelon ou la fourniture à un prix inférieur au marché…

Par ailleurs, la realpolitik s’exerce aussi en matière économique. Après une période de tensions en 2015, une relation trilatérale se développe entre la Grèce, Chypre et Israël, pour l’exploitation des ressources et leur exportation vers l’Europe.

Le projet de gazoduc EastMed et le caractère protéiforme de ce partenariat naissant (projet de câble électrique sous-marin, gestion de la ressource en eau, missions de recherche et de sauvetage en mer…) peut ainsi favoriser la paix et la stabilité. En outre, une coopération internationale contribue à renforcer la légitimité d’une appropriation.

Pour Israël, la mainmise sur certains champs gaziers offre une opportunité de mettre fin à sa dépendance énergétique vis-à-vis de l’Egypte, tout en resserrant ses liens avec les Etats de l’Union européenne (UE), parfois critiques à son égard. Un projet de gazoduc favorise aussi le rapprochement avec la Turquie. Sa réalisation sécuriserait les approvisionnements du pays, vulnérables aux sabotages à terre, et desserrerait la contrainte hydrique par l’alimentation des centrales de dessalement. Les répercussions économiques seraient multiples : assurer des revenus à des groupes comme Delek, abaisser le coût de l’énergie et favoriser ainsi le développement économique.

Mais la question énergétique réside également dans la maîtrise du commerce maritime des hydrocarbures liquides. Celle-ci repose sur le contrôle des passages stratégiques, la possession d’infrastructures portuaires et la capacité d’investissement afférente. Elle nécessite enfin la sécurisation des espaces terrestres. La Turquie, en particulier, possède nombre de ces atouts, qui lui permettent de s’imposer dans ce domaine.
Emigrés syriens
D’infortunés Méditerranéens…

Les troubles et conflits qui agitent les territoires riverains de la Méditerranée orientale créent des flux humains qui affectent Etats et sociétés d’origine comme de destination. Ces mouvements contribuent à la déstabilisation géopolitique de cette région en aggravant certaines tensions internes, qu’elles soient économiques, sociales ou culturelles.

Les migrations de travail y sont anciennes. Même si les flux Sud-Nord sont très majoritaires du fait du différentiel de développement, cette zone n’est pas seulement un espace de transit ou de départ. D’une part, depuis les années 1990, les échanges Sud-Sud sont croissants, avec l’émergence de nouveaux pays d’immigration comme la Jordanie. D’autre part, il existe des migrations Nord-Sud, de la Roumanie vers Israël par exemple. De plus, un pays comme la Turquie a une longue tradition d’asile, et sa croissance économique a renforcé son attractivité. Par ailleurs, parmi ces migrants, la plupart ne sont pas méditerranéens. En effet, le tassement démographique dans les pays du bassin induit un déclin de leur pression migratoire laissant la place à d’autres venant de plus loin.

Qu’il s’agisse de populations à la recherche d’opportunités économiques et sociales, ou des réfugiés fuyant la guerre et les persécutions, les routes de la Méditerranée orientale sont concernées, même si les flux se déplacent et varient en intensité.

Ainsi, avant 2011, certaines chancelleries européennes encourageaient, en toute discrétion, les méthodes humainement contestables du régime libyen pour restreindre les passages vers le Nord. Mais la chute de Kadhafi et la disparition des structures étatiques ont ouvert ce littoral aux migrants, aux passeurs et même aux pirates.

Ce dernier phénomène – encore très marginal – a d’abord été dénoncé par les pêcheurs, jusqu’à cet été où des navires affrétés par des Ong ont été menacés, et pour l’un (le Bourbon Argos) arraisonné. Cependant, une massification de ce type d’actions paraît peu probable au regard des moyens maritimes déployés par les puissances cherchant à dominer ce bassin et ceux de l’opération Eunavfor Med.

A l’heure actuelle, les principaux flux humains vers l’Europe émanent d’Egypte, de Libye et de Turquie. Or, depuis son accord de mars 2016 avec l’UE, cette dernière a asséché brutalement les flux provenant de son littoral, qui sont passés de plus de 1700 personnes par mois à 47(3). Les migrants se sont donc reportés vers les autres routes, plus risquées. Ainsi, leur nombre a été divisé par trois entre 2015 et 2016, mais la mortalité des traversées s’est accrue. Il est à souligner que les Etats les plus engagés dans les opérations de sauvetage ne sont pas nécessairement parties prenantes de Frontex(4), comme l’Irlande ou l’Islande.

Alors que l’UE semble vouloir faire de la Méditerranée un mare clausum, soit un glacis protecteur face à l’irruption de populations jugées indésirables, elle n’intervient guère efficacement pour empêcher l’émigration ou la fuite de ces personnes. Peut-être devrait-elle se remémorer l’imperium maritime accordé par Rome à Pompée : pour juguler la piraterie, sécuriser les approvisionnements et le commerce, il a pu mener la guerre à terre, remplacer les pouvoirs défaillants et pérenniser les ressources des populations locales pour les stabiliser. Trois ans lui étaient accordés; il lui a fallu moins de trois mois pour pacifier la Méditerranée orientale… Pourtant, son armada ne disposait pas de la profondeur stratégique d’un groupe aéronaval contemporain.

Malgré des permanences largement indépendantes des conjonctures historiques, les enjeux ont évolué et continuent de se renouveler: ainsi de la préservation de la ressource halieutique et des milieux marins ou terrestres face aux risques de surpêche, de pollution et d’artificialisation des littoraux…

Par Béatrice Chatain (*Professeur d’histoire-géographie, spécialiste de la Turquie, associée au groupe d’analyse de JFC Conseil.) - Source de l'article Kapitalis

Notes
1- Cf. Alexander von Humboldt, qui invente la Méditerranée américaine.
2- Cf. Fernand Braudel.
3- Données du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés.
4- Agence qui gère les frontières extérieures de l’UE.

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