Le paradoxe de l’enseignement supérieur dans la région MENA

La région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) est le berceau de l’enseignement supérieur, puisque l’on y trouve trois des plus anciennes universités du monde encore en activité : je pense à l’Iran, au Maroc et à l’Égypte (a).

Roof of the University of al-Karaouine in Fes, Morocco, which is the oldest continually operating university in the world - Patricia Hofmeester l Shutterstock

L’université d’Al-Quaraouiyine, à Fès, délivre des diplômes depuis l’an 859 de notre ère. En plus d’abriter ouvrages et manuscrits, l’ancienne bibliothèque d’Alexandrie s’est imposée comme un pôle intellectuel sous Ptolémée, attirant des universitaires venus de toute la Méditerranée et d’au-delà. Et c’est dans la région MENA que des penseurs comme Ibn Khaldoun (a) ont inventé l’économie moderne, quatre siècles avant Adam Smith et consorts. Autrement dit, toutes celles et ceux d’entre nous qui ont fait des études universitaires sont redevables aux pays de la région MENA.

Aujourd’hui, la médiocrité de son enseignement supérieur condamne la région à occuper les dernières places des classements internationaux. Deux ou trois établissements arabes seulement figurent parmi les 500 premières universités du monde (a) (et aucun dans les 200 premières places). Les employeurs de la région se plaignent de l’inadéquation des qualifications des diplômés de l’université face aux attentes des marchés mondiaux. Beaucoup ne suivent pas de formations en science, mathématiques, ingénierie et autres domaines techniques porteurs d’emplois. Sans compter que ces diplômés n’acquièrent pas les « compétences sociales », notamment la créativité et l’esprit d’équipe, entre autres parce que leur formation repose sur la mémorisation et le « par cœur ». En Égypte, malgré un taux de chômage supérieur à 10 %, près de 600 000 emplois ne trouvent pas preneurs (a). Environ 40 % des diplômés d’université de la région MENA sont au chômage et le taux de participation des femmes dans la population active, souvent plus instruites que les hommes, est le plus faible du monde. Pire, les groupes extrémistes violents recrutent dans les amphithéâtres.

Comment en est-on arrivé là ? Comment la région qui a vu naître l’enseignement supérieur peut se retrouver avec un système tellement inefficace que, loin d’apporter des solutions aux difficultés rencontrées, il les entretient ? Et comment renverser la situation pour permettre à ces universités de renouer avec leur réputation d’excellence ?

Commençons déjà par analyser les causes des problèmes que connaît actuellement la région MENA. S’il est vrai que le niveau élevé de chômage des diplômés de l’université s’explique par de multiples facteurs, surtout liés au climat de l’investissement et à la (non-) croissance du secteur privé, il existe une caractéristique commune à tous les pays de la région : la plupart des jeunes diplômés se tournent vers le secteur public pour trouver un emploi.

L’État est l’employeur de premier et de dernier ressort.

Et cela rejaillit sur la qualité de l’enseignement supérieur :
le domaine de spécialisation revêtant une importance moindre dans la fonction publique, les étudiants optent pour des matières plus « faciles » que les sciences ou l’ingénierie et se retrouvent en lettres et en histoire ;
le secteur public ne cherche pas des profils ayant des compétences sociales ;
la nature même du cursus, axé sur la mémoire et la régurgitation des cours sans questionnement ni discussion, convient peut-être au secteur public mais n’a certainement pas aidé les entreprises privées en quête d’esprits créatifs capables d’inventer, par exemple, le prochain Uber. Sans compter que c’est ce type de programmes qui pourraient avoir favorisé la radicalisation de certains étudiants.

Autre raison moins consensuelle, la (quasi-)gratuité des études supérieures. Pratiquement toutes les universités proposent un cursus gratuit, selon le principe que les pauvres doivent pouvoir accéder aux études supérieures et s’extraire ainsi de la pauvreté. C’est malheureusement totalement l’inverse qui se produit : l’immense majorité des étudiants sont issus des couches les plus aisées (a) de la population. En cela, la région MENA ne fait pas exception, puisque l’on observe le même phénomène en Asie (a) et en Afrique (a). Et c’est là où l’économie entre en jeu : à partir du moment où un « produit » est proposé gratuitement, la demande dépasse l’offre. Pour endiguer ce flux de candidats, les universités exigent des étudiants qu’ils passent un examen d’entrée. Les familles riches ont les moyens d’envoyer leurs enfants dans les meilleures écoles secondaires pour les préparer à cette échéance. Résultat, les universités sont un club réservé aux élites fortunées. Autrement dit,l’enseignement supérieur gratuit confère un avantage énorme à ceux qui y ont accès. Et les riches sont mieux placés que les pauvres pour s’en saisir.

D’ailleurs, les conséquences sont plus graves encore, puisque la gratuité de l’enseignement n’incite pas à améliorer les cours dispensés. Une université qui investit dans un programme de meilleure qualité n’y gagnera pas grand-chose (l’augmentation des effectifs n’entraînant pas de hausse du revenu). De leur côté, les étudiants ne sont pas aussi exigeants que s’ils avaient dû payer leurs études supérieures et en attendaient un réel retour sur investissement. L’expérience de l’université Tribhuvan (a), au Népal, est intéressante à cet égard : lorsque le cursus proposé par l’institut d’ingénierie est devenu payant, la qualité s’est à ce point améliorée que des étudiants du reste de l’Asie du sud ont commencé à postuler. Et puis les réformes ont eu un effet de boule de neige positif sur le reste du secteur de l’enseignement supérieur dans le pays.

Certes, le fait de rendre les études supérieures payantes ne résoudra pas toutes les difficultés des universités de la région MENA. De fait, les pauvres doivent pouvoir continuer d’accéder aux études supérieures sans se ruiner. Mais des bourses attribuées en fonction des moyens pourraient remédier à ce problème, au lieu de perpétuer les dotations indifférenciées qui, nous l’avons vu, bénéficient surtout aux familles aisées. Ensuite, il convient de gérer soigneusement la transition, parce que des changements aussi radicaux peuvent provoquer des remous politiques. Mais le but reste le même : inciter les universités à investir dans un enseignement de qualité et inciter les étudiants à exiger une instruction de meilleure qualité.

Si nous parvenons à faire évoluer la situation sur ces deux fronts — débarrasser l’enseignement supérieur de son tropisme pour le secteur public et introduire un système de financement qui aligne les incitations sur la qualité — alors, nous aurons tous les atouts pour redonner aux établissements d’enseignement supérieur de la région MENA tout leur prestige d’antan.

Comme je le soulignais au début de mon allocution, le monde entier a une dette considérable vis-à-vis de ces pays, berceaux de l’enseignement supérieur voici plus de mille ans. L’heure du remboursement a sonné…

Par Shanta Devarajan - Source de l'article Blog Banque Mondiale

Ce billet a d’abord été publié sur Future Development.
Note : Texte du discours prononcé lors de la conférence intitulée Changement de paradigme dans l’enseignement tertiaire et organisée à Alger du 30 mai au 2 juin derniers.

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