La mappemonde est son jardin et il y
creuse volontiers son sillon. Pascal Boniface, directeur de l'Institut des
relations internationales et stratégiques (Iris) assure "prendre le monde
tel qu'il est".
Ce chercheur souvent au coeur de polémiques qui aligne les
ouvrages, comme Zlatan Ibrahimovic plante les buts, réfléchit tout aussi bien à
la relance du dialogue méditerranéen qu'à la mondialisation vue à travers le
football. Il prône le dialogue raisonné là où d'autres souhaitent le boycott.
Il
met en garde sur les dangers de penser le monde et son évolution avec notre
prisme européen, occidental. Pour lui, le Printemps arabe ne sera pas suivi
d'un "Hiver islamiste". Il assure que si l'Europe a un vrai coup de
mou, elle est encore, une référence pour les autres peuples de la planète. Il
publie un livre d'entretiens, "Les intellectuels intègres". Et ça
secoue.
Pourquoi,
selon vous, l'Union pour la Méditerranée et son dialogue méditerranéen en
général sont-ils en panne ?
Pascal Boniface : L'Union pour la Méditerranée est un bébé mal né qui
a voulu passer outre, mettre de côté, le règlement du conflit
israélo-palestinien. Il m'apparaît très difficile de lancer des projets
concrets, économiques, écologiques, culturels, si on ne s'attache pas à faire
la paix. Le premier sommet de l'Union pour la Méditerranée, qui a d'ailleurs
rassemblé des dirigeants qui pour certains ont été renversés comme Ben Ali et
Moubarak, a mis en évidence un très grand besoin de coopération et aussi cette
prise en otage du processus. Il faut se souvenir que la construction européenne
s'est faite à partir du moment où nous avons su faire durablement la paix sur
notre vieux continent. Pour moi, le dialogue méditerranéen est une absolue
nécessité mais pour le relancer, il faut revenir à des objectifs plus
réalistes, sur la base du "Dialogue 5 + 5" (le plus ancien cadre de
rencontre entre pays du bassin Méditerranée instauré en 1990 à Rome à l'issue
d'une réunion des ministres des Affaires étrangère, avec l'objectif d'engager
un processus de coopération régionale en Méditerranée occidentale entre les dix
pays suivants entre l'Italie, la France, l'Espagne, le Portugal ainsi que Malte
pour la rive Nord, et les cinq pays de l'Union du Maghreb arabe, Algérie,
Libye, Maroc, Mauritanie, Tunisie, pour la rive sud, ndlr).
Mais
même dans ce cadre, la montée de l'islamisme rend-elle possible des échanges
constructifs ?
P.B. : Il faut se garder de dicter, avec notre vision
européenne, les bons choix à faire aux peuples de la rive sud de la
Méditerranée. D'autant plus que nous avons longtemps soutenu les autocrates
prétendument modérés à la tête de la Tunisie et de l'Égypte comme un rempart
contre l'islamisme. Défions-nous des analyses trop rapides et des caricatures.
La révolution ou plutôt les révolutions car chaque pays arabe a son modèle
national ne se sont pas faites en vingt-quatre heures. Souvenons-nous combien
de temps nous avons mis, dans nos pays européens pour bâtir des institutions
démocratiques stables. Pour moi, après le printemps arabe, il ne va pas y avoir
d'hiver islamiste. La société civile qui est apparue au grand jour, qui a été
un acteur majeur des mouvements de rue ne veut pas revenir en arrière et se
soumettre.
N'est-ce
pas une vision naïve ou du moins très optimiste ?
Pascal Boniface : C'est une approche réaliste et pratique. Nous devons
prendre le monde tel qu'il est et pas tel que nous rêvons qu'il soit. Nous ne
prêchons pas la bonne parole comme si on s'adressait à des peuples mineurs.
L'erreur serait de refuser tout contact. Comme l'a fait l'Occident en 2006 en
boycottant le Hamas qui avait remporté les élections législatives
palestiniennes. Entendons-nous, il ne s'agit pas de s'engager dans un dialogue
naïf, de jouer les "idiots utiles", comme mes adversaires m'en font
souvent le reproche. Il convient de ne pas se sous-estimer les uns les autres
et surtout de ne pas forcément penser que vous allez être berné. De plus,
aujourd'hui, on met dans le même sac, comme un mouvement commun, des partis et
mouvements islamistes qui n'ont rien à voir entre eux, qu'il s'agisse du parti
Ennahdha en Tunisie, des Frères musulmans en Égypte, de l'AKP en Turquie ou du
mouvement salafiste.
Cette
crainte des pays du sud de la Méditerranée, n'est-elle pas nourrie aussi de nos
propres doutes, d'une certaine faillite européenne ?
P.B. : On ne peut pas nier que les Français, les Italiens,
les Espagnols, les Grecs sont aujourd'hui fatigués de l'Europe et, dans la
tourmente de la crise, du chômage, de l'avenir incertain, se sentent menacés.
Mais surtout, ne cédons pas au catastrophisme. Tout d'abord, il n'y a pas un
bloc du sud de l'Europe à la dérive face à un bloc au sud de la Méditerranée en
pleine ébullition qui le menace. Comme je vous l'expliquais, les pays arabes de
cette région n'ont pas un destin commun. Le nationalisme y est toujours une
donnée fondamentale. Et d'autre part, même si nous doutons de l'Europe, si elle
est moins performante qu'avant, elle reste un modèle envié par nombre de
peuples d'autres pays sur la planète.
Cette
Europe reste un rêve pour eux mais elle a aujourd'hui un réveil douloureux...
P.B. : Après cinq siècles de prospérité, nous ne sommes pas
brutalement devenus pauvres. Simplement, il faut apprendre à perdre notre
arrogance. Nous n'avons plus le monopole de la puissance. L'Europe ne règne
plus économiquement sur le monde comme les deux anciens blocs monolithiques de
l'Ouest et de l'Est n'imposent plus leurs vues et leurs modèles. Désormais la
puissance est partagée avec des États comme les pays du Golfe, la Chine,
l'Inde, le Brésil... Encore une fois, il faut voir le monde tel qu'il est
aujourd'hui, accepter la nouvelle donne et ne pas vouloir imposer notre mode de
pensée et nos certitudes. Et ce n'est pas parce que des pays se sont
développés, qu'ils connaissent la croissance que nous sommes devenus
impuissants. L'Europe peut trouver dans ce nouveau monde, dans ces pays qui
connaissent une incroyable croissance urbaine, dont la population découvre de
nouveaux besoins des marchés à conquérir.
Parmi
les pays qui apparaissent sur le devant de la scène, le Qatar est-il ce diable
que l'on présente ou un vrai partenaire ?
P.B. : Tout d'abord il faut arrêter avec la prétendue
stratégie de conquête du Qatar dans les banlieues. C'est du pur fantasme. Les
Américains, après y avoir envoyé des missions d'étude, s'y sont investis sans
que l'on dénonce pour autant de leur part un quelconque impérialisme. Que je
sache, le Qatar n'attaque pas notre système politique et respecte ses règles.
Au-delà de ses investissements en France, le Qatar est aussi un partenaire
commercial, un marché pour nos Airbus, les satellites que lance Ariane... Mais
c'est aussi un pays faiblement peuplé, situé dans une zone géographique
troublée, confronté aux appétits de l'Iran et de l'Arabie Saoudite, qui a un
absolu besoin d'exister sur la scène internationale.
Pourquoi
choisit-il le football pour affirmer son existence, avec l'organisation de la
Coupe du Monde 2022 et surtout la prise de contrôle du Paris-Saint-Germain ?
P.B. : Il faut se souvenir que le Qatar est présent en
France et investit des milliards depuis des années dans l'immobilier, dans le
secteur industriel et bancaire. Mais jusque-là, personne ou presque ne s'en
rendait compte. Et pour quelque 300 millions investis à partir de 2011 au PSG,
tout le monde a découvert les Qataris. Désormais, pour tout un chacun, le Qatar
existe sur la scène médiatique avec ce club et avec le football. Et c'est une stratégie
de long terme : il franchira encore une étape avec le Mondial 2022.
Pour
vous, le football est l'emblème même de la mondialisation mais cela a tout de
même des limites. Les clubs ne gardent-ils pas leur identité locale ?
P.B. : Regardez tout de même le marché mondial des joueurs,
Beckham, Ibrahimovic. Rappelez-vous que l'opposition entre le PSG et Barcelone
mettait en scène un club propriété qatarie et un autre sponsorisé à hauteur de
33 millions par saison par la Qatari Fondation. On pourrait aussi parler de
l'origine géographique des joueurs venus à l'Olympique de Marseille. Cela vaut
aussi pour le rugby. Penchons-nous un instant sur l'effectif d'un club comme le
Racing Club Toulonnais avec des sportifs venus du Vanuatu, des îles Samoa, de
Nouvelle-Zélande, d'Angleterre, d'Afrique du Sud, de Géorgie... Le rugby se
footballise ! Mais oui, le club comme emblème d'une ville, porteur de son
identité, reste une réalité, à l'image du Barça pour Barcelone, de l'OM pour
Marseille.
Vous
êtes président de la Fondation du football, une instance qui promeut une
"vision citoyenne" de ce sport populaire. Pourquoi vous opposez-vous
à la taxation à 75 % pour les clubs qui versent des salaires supérieurs à un
million d'euros ?
P.B. : Avec une telle mesure, on va mettre en très grande
difficulté les clubs français. Car on ne peut pas ainsi changer les règles
fiscales au milieu de la partie en appliquant cette nouvelle taxation aux
contrats en cours et en alourdissant les charges pour les clubs. Cela peut à
mon sens être appliqué uniquement pour les nouveaux contrats, dans l'avenir.
Par
Philippe LARUE - Source de l’article LaProvence
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Son dernier livre : après les faussaires, les intellos
intègres
Pascal Boniface, directeur de l'Institut de relations
internationales et stratégiques (Iris), enseignant à l'Institut d'études
européennes de l'université Paris VIII.
Membre du PS de 1980 à 2003, il a été conseiller de 1988 à
1992, dans les cabinets ministériels de Jean-Pierre Chevènement, alors ministre
de la Défense, puis de Pierre Joxe lors de ses ministères à l'Intérieur et la
Défense.
Il a été membre du Conseil consultatif pour les questions de
désarmement de l'Onu de 2001 à 2005. Et il préside la Fondation du football,
une instance pour un sport citoyen créée sous l'égide de la Fédération
française de football.
Auteur d'une cinquantaine de livres sur les relations
internationales, il s'était attiré des solides inimitiés en sortant en 2011
"Les intellectuels faussaires" dans lequel il dénonçait la
"dérive déontologique" d'intellectuels français comme Bernard-Henri
Lévy, Alexandre Adler, Caroline Fourest, Philippe Val.
Il sort comme un envers à ce brûlot "Les intellectuels
intègres", un ouvrage qui rassemble une quinzaine d'entretiens avec des
auteurs citoyens qui, dit-il "ont bâti une oeuvre véritable sur le long
terme tout en restant des modèles d'honnêteté intellectuelle, dans le respect
des autres".
Cela va de Jean Ziegler, éternel révolté suisse rapporteur
spécial pendant huit ans pour le droit à l'alimentation des Nations Unies qui
dit "avoir été un peu la voix des gens sans voix" à Esther Benbassa,
sénatrice EE-LV, "cosmopolite tenace", farouchement engagée dans le
dialogue entre juifs et Arabes.
Et bien sûr Stéphane Hessel, indigné désormais éternel
depuis sa mort le 28 février dernier, dont il propose une interview inédite.
Celui-ci assure que "nous sommes aujourd'hui dans une sorte de timidité historique".
"Les intellectuels intègres", Pascal Boniface,
éditions Jean-Claude Gawsewitch, 306 pages, 21,90 euros, sortie le 7 mai.
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