Depuis son départ de Tunis à l’âge de 11 ans, Serge Moati retourne régulièrement chez lui, en Méditerranée. Il la raconte, entre son arrivée à Marseille par bateau en 1957, les tournages avec Stéphane Ravier et les morts de Lampedusa. Rencontre.
Serge Moati raconte toujours la même histoire. Celle de ses parents disparus lorsqu’il avait 11 ans, en 1957, alors qu’il habitait la piquante Tunisie. C’est le début de beaucoup de ses livres, romans ou essais, notamment Villa Jasmin et le Vieil orphelin, des sortes de journaux autobiographiques retraçant le destin d’Henry devenu Serge, transformé par le deuil. Cette histoire, c’est celle d’un paradis perdu qui passe par Marseille, où il débarque avec sa sœur, avant d’arriver dans la grisaille parisienne. Cette parenthèse marseillaise, il la décrit très peu, sauf en l’éludant, comme si cette ville était encore un bout de sa terre natale, qu’elle était irrémédiablement associée à la souffrance de l’orphelin qui s’arrache à cette Méditerranée qu’il aime tant.
« Marseille, oui, enfin rien, c’était un transit », commence-t-il, au milieu de son appartement où s’amoncellent les bibelots dignes d’un musée à la gloire de l’Afrique du Nord, avant de se reprendre : « Je suis allé souvent à Marseille avant d’arriver en France. C’était la porte de l’autre côté, le vis-à-vis, ce qui faisait face. Quand j’habitais en Tunisie, je voyais des bateaux qui venaient de Marseille tous les jours. On disait même que certaines rues, comme la rue Paradis, ressemblaient à la rue Charles de Gaulle à Tunis, la Canebière à l’avenue Jules Ferry… On était dans un rapport de proximité : Marseille c’était la France, certes, mais c’était la porte, c’était la Méditerranée. C’était quelque chose d’évident ».
Une journée au cinéma et au Château d’If
Tellement évident qu’une fois à Marseille, Serge Moati a encore l’impression d’être à la maison : « Quand j’ai quitté la Tunisie avec ma sœur, on a seulement passé une journée à Marseille, ce qui était comme un sas, témoigne-t-il. Nous sommes allés au cinéma, un truc qui s’appelait le Cinéac’, qui diffusait des actualités sans arrêt. Il faisait le même temps qu’à Tunis. Ensuite on a pris le bateau jusqu’au Château d’If. On n’était pas encore totalement en France, c’était encore à la maison. Et après, hélas, on y était ».
Après, c’est l’orphelinat. Le manque. Le vide. Et le début d’une grande carrière de réalisateur, d’animateur et d’écrivain qui fait encore récemment parler de lui avec son livre, Le Pen, vous et moi (Flammarion), où il brise un tabou : non, il ne déteste pas l’homme Le Pen. Volée de bois vert du milieu journalistique. Comment est-ce possible, lui ? « Être de gauche, ça ne nous oblige pas à mal filmer Le Pen », répète-t-il souvent.
Après Marseille, c’est donc aussi sa vie à Paris, loin de la Méditerranée, loin de Tunis où il loue toujours une maison à l’année, pour retrouver le goût « du soleil, du débat et du dialogue ». « J’ai un rapport charnel avec la Méditerranée. C’est là qu’a été inventé le forum, la démocratie et c’est aussi là que tout se négocie. Je connais, je reconnais, même si je comprends que pour un type de Norvège, cette partie du monde doit être très compliquée à piger. Les rapports humains y sont très différents, si l’on peut dire », ironise-t-il, avant de partir dans un éclat de rire.
Dans son travail de réalisateur, Serge Moati est souvent retourné à Marseille. Et on peut dire qu’il a eu du nez. « Au niveau politique, c’est vivant », résume-t-il, lui qui a fait le tour des quartiers Nord avec un certain Stéphane Ravier. Aux élections législatives de juin 2012, il a suivi de près le candidat Front national, battu de quelques voix par Sylvie Andrieux. Aujourd’hui, le premier est devenu sénateur-maire des 13e et 14e arrondissements. La seconde, elle, a été condamnée en appel pour détournements de fonds publics. « Quand je filmais le FN à Marseille, c’était le FN marseillais, raconte-t-il. On a filmé Stéphane Ravier extrêmement malin, avec ses rodomontades, caressant les petits maires dans le sens du poil. C’était évident comme il ressemblait aussi à la ville. Les gens qui ont voté pour lui ne sont pas tous FN d’ailleurs. »
Le retour au pays natal
Serge Moati aime retourner « là-bas », armé d’un microscope et de son empathie, celle qu’on brocarde parfois en lui rappelant les règles de sécurité et de morale à adopter vis-à-vis des politiques. Mais sa méthode lui permet d’obtenir des images que personne d’autre n’aura. C’est un exercice délicat, fait de complicité, de confiance, puis de trahison, quelque chose de très méditerranéen qu’il assume complètement. Mais le retour au pays natal fut aussi compliqué à une époque.
Dans Villa Jasmin, il raconte son arrivée devant son ancienne maison, 79 rue Courbet, quartier du Belvédère à Tunis. Sa maison est divisée, elle ne brille plus comme autrefois, tout a changé, puisque son pays n’est plus la Tunisie. « Ma maison n’existe plus mais ce n’est pas grave, relativise-t-il aujourd’hui. J’ai recréé autre chose, là-bas je retrouve mes amis, un parfum inouï, le vent sur ma peau au bord de la mer, mes blagues d’enfance, l’accent la mémoire… Rien n’est perdu au fond ». Sans la Tunisie, il serait « malheureux comme les pierres ». Elle n’a aucun rapport avec le reste du monde, avec les autres lieux, les autres maisons qu’il a pu habiter : « L’odeur du détergent de l’aéroport de Tunis est une odeur particulière, unique… ». Il y retrouve aussi les gestes : « Pour une fois que je suis considéré comme sobre dans ma gestuelle ».
L’actrice et danseuse tunisienne Amira Chebli dans le film de Serge Moati « Méditerranéennes, mille et un combats ». |
Mais il n’y revient pas seulement en tant qu’homme, aussi en homme de télévision, lorsqu’il réalise par exemple Méditerranéennes, mille et un combats, en collaboration avec Clément Lebateux. De la Grèce à l’Espagne, en passant par l’Italie et Israël, il va faire témoigner ces femmes qui se sont battues pendant ce que l’on a surnommé les « Printemps arabes », ces moment de soulèvement populaires face aux dictateurs qui régnaient depuis des décennies sur la Méditerranée. « Il n’y aucune fatalité. Je refuse le constat de certains qui disent que les arabes ne sont pas faits pour la démocratie. Je ressens derrière ce discours des relents de racisme… », confie-t-il. Partout, l’aspiration démocratique doit être soutenue. Surtout là-bas, pense-t-il.
Il regrette que l’Union pour la Méditerranée ait été un échec et partage avec Henri Guaino, né à Arles et amoureux de cette Méditerranée, une vision commune de la région. Il regrette aussi que certains juifs quittent la France, notamment pour Israël, convaincus que leur avenir n’est plus sur une terre qui leur a, parmi les premiers pays d’Europe, accordé des droits de citoyens. « S’ils veulent partir, ils sont libres, explique Serge Moati, dont les parents juifs ont voyagé d’Italie vers la Tunisie il y plusieurs décennies. Mais c’est une catastrophe qu’ils quittent le pays des droits de l’homme, au nom d’une peur que je peux comprendre par ailleurs ». La Tunisie, quant à elle, est privée de tous ses juifs, qui ont émigré au fur et à mesure que les temps s’assombrissaient. Mais comme toujours, son constat est toujours associé à un optimisme lucide : « Il n’y a pas de fatalité, il n’y a que des forces adverses », enchaîne-t-il.
Au-delà des discours, il y a la réalité, qui rattrape parfois les hommes : « Il ne faut pas que la Méditerranée, cet îlot de pays, devienne un grand cimetière marin, termine Serge Moati. 3 000 morts en Méditerranée cette année, c’est ça qui me bouleverse, au-delà des grandes déclarations d’amour fraternelles. Il y a une réalité de l’immigration, des passeurs, des barques renversées au large de Lampedusa. Ce sont nos frères qui meurent. Il n’y a pas que les paquebots amicaux qui font le tour de la Méditerranée mais aussi ces paquebots de la Méduse où les gens crèvent ». Avec ses angoisses, ses blessures et ses temps sombres, la Méditerranée parvient encore à s’illuminer. C’est un entre-deux, un espoir, à l’image du poème de Paul Valéry, « Le cimetière marin », que Serge Moati se plait à citer :
« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
O récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux ! »
Par Jeremy Collado - source de l'article Go Met
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