Présentation
Ce colloque se tiendra deux ans après le début du processus révolutionnaire dans le monde arabe et profitera du recul nécessaire aux chercheurs pour aborder les questions de fond qui agitent cette région depuis un moment.
Ces questions tournent autour de la quête d’un nouveau rapport gouvernants/gouvernés, de la réinstallation de l’éthique au cœur de la problématique de la gouvernementalité, et de l’arrivée de l’islamisme au pouvoir avec toutes ses implications sur le droit et la culture juridique d’un côté, l’individu et la société de l’autre.
L’ambition de cet événement est de sortir des schémas narratifs mis en place dans les différentes études, pour aborder ce processus dans son double rapport au passé politique des pays arabes et à leur devenir historique. En effet, dans les nombreuses manifestations consacrées à ce processus, l’accent a été mis sur la modernité des moyens utilisés par les révolutionnaires pour lutter contre les Etats installés ainsi que sur les aspects sociologiques ou géopolitiques induits par le changement.
Malgré la pertinence de ces points, nous estimons que les révolutions arabes méritent d’être approchées d’une manière qui en ferait ressortir davantage la signification, et c’est pour cette raison que ce Colloque souhaite mettre à profit les compétences pluridisciplinaires des intervenants (historiens, sociologues, anthropologues, politistes, juristes et philosophes) pour aborder les problèmes dans une perspective diachronique permettant de déceler, en amont, les filiations généalogiques de certaines questions débattues tout récemment, tout en soulignant les seuils de rupture d’avec le passé que ce processus a pu instaurer.
Il va de soi, par exemple, que les débats majeurs en Tunisie, en Egypte ou en Lybie se sont focalisés (et se focalisent encore) sur la nature du gouvernement à fonder, le rapport entre l’Etat et la religion, ou le type de droit à instaurer. Or, ces débats mobilisent les connaissances juridiques et politiques propres à l’Islam classique, tout en les transformant ou en les alimentant par des apports modernes. Il est donc important d’inscrire les travaux du colloque dans cette double perspective pluridisciplinaire et diachronique afin d’approcher le plus justement possible les problématiques à traiter. Les axes de nos travaux s’orienteront dans trois directions complémentaires et transversales :
I- Significations du processus révolutionnaire
Lors du déclenchement des mouvements de révolte dans le monde arabe, bien des spécialistes de la région et des intellectuels en Orient comme en Occident ont cherché à identifier la nature du processus né dans les différents pays en le qualifiant tantôt de "révolte", tantôt de "révolution" et en décrivant certains cas (la Lybie) par les termes de "guerre civile". L’objectif de cet axe est de dénouer l’écheveau conceptuel qui a été à la base des différentes réflexions sur les événements dans les quatre pays ayant renversé les régimes en place (Tunisie, Egypte, Lybie et Yémen) et aussi dans les pays où le processus est toujours en cours comme c’est le cas en Syrie.
Dans quel sens peut-on parler de "révolutions" et non pas seulement de "révoltes" et pour quelles raisons ce processus appelé finalement le "Printemps arabe" peut-il être comparé au "Printemps des peuples" qui a secoué l’Europe au milieu du XIXe siècle ? Si le mérite des révolutions survenues en 2011 a été de démystifier les catégories essentialistes de l’approche du "langage politique de l’Islam" et les thèses de l’enracinement de l’autoritarisme comme mode de gouvernement propre aux peuples de la région, l’arrivée des islamistes au pouvoir a fait penser au modèle khaldunien de la "dawla" selon lequel le changement opéré ne consisterait, en définitive, qu’en une forme de moralisation des régimes dont le développement cyclique n’est qu’une répétition du même, et qu’il n’y aurait pas, au fond, d’entrée de plain-pied dans la modernité politique comme on a pu le constater avec les révolutions anglaise, française, ou américaine.
Cette piste de lecture ne peut être admise sans marginaliser les aspects fondamentaux du processus révolutionnaire en tant qu’il constitue une illustration de la "volonté générale", ni sans occulter la dimension inaugurale et fondatrice du mouvement. Quels sont donc les possibles portés par ces révolutions en terme de définition de la souveraineté, de changement au niveau du rapport gouvernants/gouvernés et de poursuite des idéaux de justice et de liberté ?
II- Religion et politique ; avenir du droit dans le monde arabe
Si les forces politiques se réclamant de l’islamisme n’ont pas été à l’origine du "Printemps arabe", il ne fait aucun doute après les différents résultats des élections qu’elles en sont les principales bénéficiaires, et qu’elles ont pleinement profité de ce processus, aux dépens même, parfois, des forces actives qui l’ont initié.
Outre les explications relevant de la sociologie politique et qui permettent de situer, en amont, la place de ces mouvements dans le paysage politique et idéologique des sociétés du monde arabe depuis la moitié du XXe siècle, il est nécessaire aussi d’aborder la question d’un point de vue philosophique en clarifiant les raisons de cette intrusion de la religion en politique. S’agit-il d’une forme de contre-sécularisation qui s’inspire des dynamiques de "ré-enchantement du monde" (Peter Berger) à l’œuvre depuis quelques années sur un plan global touchant plusieurs cultures, ou plutôt d’un aspect propre aux sociétés du monde musulman comme le stipulent certaines études qui identifient un lien fusionnel entre la politique et la religion en Islam ?
Cette interrogation est fondamentale à plus d’un titre parce qu’elle est au cœur des débats sur les constitutions à adopter, les lois à instaurer ou encore la qualification que l’Etat doit s’attribuer (religieux/séculier). Loi, Etat de droit, droits de l’homme, sécularisation sont donc les mots-clés de cet axe qui sera animé notamment par les interventions des spécialistes du droit musulman classique ainsi que de la philosophie du droit d’une manière générale.
III- Guerre et paix ; violence et non-violence pendant et après les révolutions.
Immédiatement repérée par les analystes politiques comme étant la marque fondamentale de ce processus, la non-violence consciemment assumée par les acteurs a révélé que la désobéissance civile a pris la place qu’elle devait prendre depuis longtemps comme alternative aux dissidences armées se réclamant de la religion d’un côté, et aux compromissions avec les régimes tyranniques, de l’autre.
C’est pour cette raison que le pacifisme des foules – au moins au début du déclenchement du processus révolutionnaire – a non seulement surpris les spécialistes du Moyen-Orient habitués depuis un siècle à ne parler que de violences et de conflits dans la région, mais, de plus, il a pu se transformer en une véritable dynamique éthique porteuse de valeurs universelle revendiquées par d’autres peuples en Asie, en Europe et en Amérique.
Toutefois, l’émergence de cette thématique de la non-violence qu’il faut approfondir et étudier dans toute son ampleur ne doit pas masquer la mise en place, parallèlement, d’une forte radicalisation qui a consolidé les anciennes formes de dissidence jihadiste présentes sur le terrain avant le début des révolutions.
Comment, dans ce cas, peut-on évaluer l’impact de la construction de jeunes Etats à forte orientation islamiste sur la problématique de la guerre et de la paix au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ? Autrement dit, est-ce que la démocratisation des régimes est porteuse de paix et de stabilité lesquelles correspondraient à l’élan initial non-violent qui a caractérisé le processus, ou bien les libertés dont profitent les groupes religieux radicaux, corroborées par la fragilité des jeunes Etats, ne vont-t-elles pas concourir plutôt à faire entrer la région dans de nouveaux cycles de violences encore plus graves ?
Makram ABBES MCF à l’ENS de Lyon/membre junior de l’Institut Universitaire de France
Plus d'information et source
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire